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Et si le numérique était – finalement - une chance pour le livre?





Après avoir bouleversé l'économie de la musique et du cinéma, le numérique modifie désormais les modes de diffusion du livre et de l'écrit. Pas sûr toutefois qu’il faille y voir un péril. Dans un contexte de diminution de la pratique de la lecture, le livre numérique peut aussi représenter, pour le secteur de l’édition, une occasion d’investir le monde des écrans qui, jusqu’ici, le concurrençait férocement. Et si, contre toute attente, le numérique était finalement une chance pour le livre après plusieurs décennies de domination des produits audio-visuels ?



Et si le numérique était – finalement - une chance pour le livre?
A la culture du livre et du papier s’est substituée dans la population une véritable culture de l’écran avec la généralisation de la télévision et des micro-ordinateurs. Une tendance lourde qui n’a bien sûr fait que se renforcer depuis 5 ans avec la multiplication des écrans tactiles de type smartphone et autres tablettes numériques. Dans les transports publics, au bureau, en voiture, dans son lit (et jusque sur les bancs de l’Assemblée nationale !!), les Français ont pris l’habitude de pianoter en continu sur ces écrans qui les relient à des ressources infinies d’informations ou de divertissement.

Comme en témoignent par exemple les vitupérations du philosophe Alain Finkelkraut contre ces usages, l’écran était le grand rival du livre, le temps consacré par nos contemporains à la lecture chutant à mesure que croissait celui consacré à observer – plus ou moins passivement – des écrans. Or, cette opposition fondamentale est peut-être en passe d’être remise en cause par l’émergence du livre numérique. Si bien que, n’en déplaise aux Cassandre, le livre numérique, loin de représenter l’effondrement de toute culture peut contribuer au retour de la lecture, notamment parmi les jeunes générations.

Aux Etats-Unis (1), où la population n’a pas le même rapport passionnel aux livres et à la littérature que sur le Vieux Continent, le marché du livre numérique s’est déjà envolé. Et en 2012, pour la première fois, il s’est vendu sur le sol américain davantage d’ebooks que de livres brochés, les livres de poche restant encore loin devant. Un succès du numérique outre-Atlantique qui s’explique notamment par le niveau  d’équipement des ménages en liseuses numériques, avec un taux de pénétration approchant les 20% (contre moins de 2% en France). 37 millions d’Américains sont déjà équipés des terminaux permettant de se plonger dans des livres numériques. Un marché très rentable pour les éditeurs et les distributeurs qui s’y sont investis. La librairie Barnes & Noble a ainsi réussi à devenir le numéro 2 des ventes de livres électroniques, juste derrière Amazon, avec un catalogue de près de 2 millions de titres numériques.

Le phénomène est identique au Royaume-Uni, où le succès du livre numérique ne se dément pas avec 4,5 millions de livres numériques vendus en 2012 : entre le  25 et le 26 décembre dernier, Hachette UK a ainsi vendu 250 000 ebooks, et pas uniquement des bestsellers, puisqu’on y trouve 6.500 ouvrages différents (2). Un chiffre qui permet au patron d’Hachette Livres, Arnaud Nourry de rappeler que, révolution numérique ou pas, « les exigences du métier d’éditeur restent finalement toujours les mêmes : il s’agit de garantir et promouvoir une offre culturelle diversifiée et de qualité accessible au plus grand nombre ». Façon de dire que s’il n’est pas une fin en soi, le livre numérique peut aider les éditeurs à remplir leur mission de diffusion de la culture auprès de la société.

Pourtant, à en croire les chiffres, la France résiste encore à l’engouement pour le livre numérique. Outre une certaine propension au conservatisme et à la méfiance envers les nouvelles technologies, quels sont les freins qui empêchent l’émergence d’un véritable engouement pour le livre numérique dans notre pays ? Une étude récente (3) souligne trois obstacles à une démocratisation du livre numérique. D’abord la faiblesse de l’offre en français avec 90 000 titres proposés sur la plateforme Amazon contre 2 700 000 en langue anglaise ! Ensuite, l’incompatibilité entre les différents dispositifs de lectures et leurs contenus respectifs qui représente un véritable casse-tête pour les candidats au livre numérique. Enfin le coût encore élevé de la lecture numérique : au prix de vente des tablettes de lecture qui demeure élevé s’ajoute en France la politique du prix unique du livre, dite « Loi Lang » qui interdit de baisser les prix pour attirer de nouveaux clients.

Un verrou que les éditeurs français se refusent toutefois à faire sauter tant il garantit la pérennité de l’écosystème français de l’édition, lequel repose non seulement sur les éditeurs mais aussi sur les libraires et bien sûr les auteurs. Autant d’acteurs du marché du livre dont l’avenir serait compromis par une remise en cause du prix unique. Preuve que le consensus règne en la matière, même un groupe aussi puissant qu’Hachette Livre s’est opposé à ce projet, Arnaud Nourry estimant à l’instar des libraires que « la concurrence déloyale, qui aurait pu en résulter aurait pu engager l’industrie du livre dans une spirale de baisse des prix qui aurait provoqué son effondrement, dans une dynamique comparable à celle de la chute de l’industrie musicale face au piratage ».

Face au livre numérique, les éditeurs adoptent donc pour la plupart une position équilibrée qui semble du reste partagée par l’essentiel des lecteurs français. Une étude de l’institut Opinion Way (4) démontre en effet que, loin des fantasmes agités par certains, les lecteurs de livres numériques ne délaissent pas pour autant le livre imprimé auquel ils restent très attachés. Le livre numérique est plutôt perçu comme complémentaire au livre numérique, l’un ne se substituant pas à l’autre. Les deux formats seraient donc appelés à cohabiter en bonne harmonie, un peu à l’image du Livre de poche qui a su, en son temps, trouver sa place auprès des livres traditionnels, en ouvrant même de nouveaux débouchés et en élargissant le lectorat.
Cette complémentarité des supports est aussi la thèse défendue par Nicholas Carr, connu pour ses attaques contre les effets délétères de Google sur notre capacité à raisonner. Dans un article du Wall Street Journal intitulé « Ne brûlez pas vos livres » (5),  il prédit que le livre papier, loin d’être moribond, va au contraire gagner en prestige et en crédibilité, pour occuper la tranche supérieure de l’édition.

Les tendances des ventes aux Etats-Unis semblent lui donner raison, le livre numérique prenant le créneau des « livres jetables », celui des « romans de gare » en quelque sorte : les policiers et autres histoires à l’eau de rose qui n’ont pas vocation à être conservés dans une bibliothèque mais plutôt à être abandonné sur un banc public ou dans les tréfonds de la mémoire d’un ordinateur… Une analyse qui devrait rassurer les très nombreux amoureux des livres qui voient avec crainte l’arrivée d’un monde tout numérique et sans âme, où tout le contenu des bibliothèques tiendrait dans une clé USB, reléguant à terme nos chères collections de livres au rang d’objets de curiosité, entre un minitel et un disque Vinyl 33 tours.

Si la complémentarité entre livre traditionnel et ebook se confirme, toute une partie de la société qui, par désintérêt ou appréhension, s’était détournée du livre, pourrait retrouver par le numérique le plaisir de lire. De même, les nouvelles générations qui n’ont pas le même rapport au livre que leurs parents et sont familiarisés avec les nouveaux usages numériques, accéderont plus naturellement à la lecture par le numérique. D’autant que le livre numérique pourrait à terme devenir bien autre chose qu’un livre. On évoque ainsi l’émergence de nouveaux modes de création exploitant d’un même mouvement les possibilités de l’écriture, de la vidéo, de la musique, voire permettant une participation active du lecteur… Une réalité qui commence à se faire jour dans le domaine des œuvres illustrées et des encyclopédies.

Autant dire que le livre numérique ne mérite probablement pas l’opprobre dont il est encore la cible en France de la part des bibliophiles et des défenseurs de la lecture. Bien au contraire, si les écueils qui ont ébranlé le secteur de la production musicale sont évités, la révolution numérique, pourrait ouvrir aux professionnels du livre et de la culture de nouveaux horizons prometteurs. Celui d’un monde où les visages se tourneraient vers des écrans non pour consommer passivement des images et des décibels, mais pour lire.

  1. «  Pourquoi le livre numérique va décoller en France », Capital, 24/12/12 :http://www.capital.fr/enquetes/strategie/pourquoi-le-livre-numerique-va-enfin-decoller-en-france-798663
  1.  « Publishers hail 'first family digital Christmas », The Bookseller, 10/01/13 :http://thebookseller.com/news/publishers-hail-first-family-digital-christmas.html-0
  1. « Politique du livre : quelle révolution numérique voulons-nous ? », étude de Terra Nova, 18/04/12 : http://www.tnova.fr/note/politique-du-livre-quelle-r-volution-num-rique-voulons-nous
  1. Baromètre Opinion Way des usages du livre numérique, 2012 : http://www.sne.fr/img/pdf/Evenements/Assises/Assises-8novembre2012/Barometre-livre-numerique-Vague2-8nov2012.pdf
  1. “Don't Burn Your Books ! Print Is Here to Stay”, Wall Street Journal, 05/01/1: http://online.wsj.com/article/SB10001424127887323874204578219563353697002.html
  1. Is Google Making Us Stupid? The Atlantic, 2008


21 Février 2013