Ingénieurs en entreprises, des patrons comme les autres ?




Une tradition bien française voudrait nous faire croire que les grands patrons d’entreprises ne peuvent sortir que des rangs d’une certaine élite, formée à l’ENA ou dans des écoles de commerce prestigieuses. Or les cursus d’ingénieurs contemporains pourraient finalement damer le pion aux formations purement orientées « business ».



(source : freedigitalphotos.net)
L’ingénieur nouveau est arrivé

Début décembre 2013, Mary Barra prenait les commandes du géant automobile General Motors. Deux révolutions en une : une femme prend la tête d’un bastion historiquement masculin… et c’est une ingénieure. L’ingénieur(e), dans l’imaginaire collectif, est forcément cantonné(e) à des laboratoires austères, dans d’obscurs départements de recherche et développement en industrie lourde ou au sein des chantiers navals. Sauf que cela ne correspond plus réellement à la réalité. Les ingénieurs n’ont certes pas abandonné les tâches de développement, pour lesquelles ils restent seuls compétents en entreprises. Mais les ingénieurs se sont diversifiés, formés au management, aguerris aux responsabilités et aux stratégies d’entreprises.

« L’ingénieur moderne a vu son champ d’expression s’accroître, à la fois par l’extension du nombre de secteurs concernés, en largeur et en profondeur, n’étant pas limité par ses compétences aux tâches purement techniques. Il peut dorénavant développer sa carrière dans des postes plus généralistes de management », explique au Journal de l’Economie Patrick Roure, président de la puissante association des Centraliens. Celle-ci, qui fédère environ 19.000 anciens élèves de Centrale Paris bien implantés dans les cercles de décision, entend incarner la place nouvelle donnée aux ingénieurs dans notre société, et se poser ainsi en think-tank généraliste. « Faire entendre notre voix, dans les temps actuels, étant donnée la légitimité de nos adhérents, est certainement une mission importante de l’association des Centraliens », revendique ouvertement Patrick Roure.

Des cursus d’ingénieurs orientés entrepreneuriat et management

Toutes les écoles d’ingénieurs se mettent désormais à enrichir leurs formations par un vernis plus ou moins épais de « management », jusqu’à en faire un pilier de compétences pour certaines. Polytechnique est connue de longue date pour offrir à ses élèves une période militaire « d’aguerrissement » au commandement. Mais l’Ecole centrale de Paris dispose désormais d’un département « Leadership et Métiers de l’ingénieur ». L’Ecole Centrale de Nantes propose de son côté un double diplôme Ingénieur-Manager, en partenariat avec Audencia-Nantes. A l’Ecole Centrale Lyon, comme à ParisTec (Ecole Nationale Supérieure de Chimie de Paris), les termes de « compétences relationnelles et managériales » arrivent en tête des programmes académiques. L’Ecoles des Mines d’Alès va jusqu’à proposer des formations à la création d’entreprises et à la négociation.

Et cela fonctionne. Carlos Ghosn, PDG de Renault, Bernard Arnault, propriétaire de LVMH, Jean-Bernard Lévy, PDG de Vivendi, Pierre Gadonneix, ancien PDG d’EDF ou encore Jean-Paul Bailly, ex-PDG de La Poste sortent de l’X. Mais Anne Lauvergeon, ex-PDG d’Areva a fait l’Ecole des Mines, tandis que Charles Beigbeder, fondateur de Poweo, Michèle Bellon, présidente du directoire ERDF, Delphine Ernotte-Cunci, Directrice Executive d'Orange France et Philippe Germond, PDG du PMU, ou encore Carlos Tavares, président du directoire de PSA, ont fait l’Ecole Centrale de Paris. « La vocation de l’école est de former des managers à culture scientifique », rappelle Patrick Roure, qui insiste au passage sur le credo de l’ECP : « leader, entrepreneur, innovateur ».  
On pourrait évidemment s’interroger sur les liens entre les compétences de l’ingénieur et le secteur d’activité du PMU, de la Poste ou celui de LVMH. Mais cette question perd un peu de son sens, arrivée à de tels niveaux de responsabilité. Recrutés à l’origine pour leur expertise technique, les ingénieurs « s’aguerrissent » sur les produits et les marchés spécifiques à leur branche, avant généralement de prendre la tête d’une division opérationnelle. C’est  pour cette polyvalence et cette vision d’ensemble que les ingénieurs sont recherchés pour les postes décisionnels. Et si à cela s’ajoutent des capacités de dirigeants et une vision stratégique, la route vers les plus hautes responsabilités est ouverte.

Toutes ces entreprises ont acté le fait que la création de valeur est un préalable à la création de richesse. Or la création de valeur suppose bien souvent créativité, inventivité et originalité, qualités inscrites dans les gênes de l’ingénieur. A compétence managériale égale, l’ingénieur apporterait alors une plus-value indéniable à l’entreprise, parce que le processus de « technicisation » croissante de nos sociétés n’est pas prêt de s’inverser. Dès lors, l’ingénieur-manager est semble-t-il recherché pour sa capacité à appréhender la complexité inhérente au fonctionnement de nos sociétés modernes ; Autrement dit, dans un jargon plus business, pour sa vision « systémique » de l’entreprise et de l’économie en général. Les cursus s’adaptent donc naturellement à cette nouvelle donne : les écoles d’ingénieurs se rapprochent des écoles de commerce ou refondent leurs enseignements.

La France va-t-elle pourtant manquer d’ingénieurs ?

« Nous formons chaque année 32 000 ingénieurs (moitié moins que les Chinois, en pourcentage bien sûr) quand ce sont 42 000 qui sont nécessaires à notre économie, […] Parallèlement, certaines écoles d’ingénieurs ne font pas le plein », alerte Bruno Jeauffroy, Président de l’Union des Professeurs de Spéciales (UPS). Il est paradoxal de constater qu’en dehors du « premier cercle » d’écoles prestigieuses, certaines écoles peinent à honorer toutes leurs places, alors que la demande d’ingénieurs est forte. La filière pâtit de son image de voix d’excellence, qui suppose rigueur et travail constant.

Cette image est pourtant à nuancer car les cursus d’écoles de commerce ou de faculté n’en supposent pas moins. Par contre, la filière ingénieur offre des débouchés certains et de bonnes rémunérations : 79% des ingénieurs décrochent un premier emploi moins de deux mois après leur sortie d’école pour des rémunérations médianes souvent supérieures à 30 000 € brut comme débutant.

Enfin, et ce n’est pas négligeable alors que de plus de jeunes diplômés pensent s’expatrier, le métier d’ingénieur s’exporte bien. « Les ingénieurs « à la française » sont appréciés dans le monde entier parce qu'ils maîtrisent des concepts scientifiques de haut niveau, tout en disposant d'une large palette de compétences. Le résultat est qu'ils comprennent bien les technologies et qu'ils sont adaptables et polyvalents. Ils ont, en outre, une bonne connaissance de l'entreprise, dès leur sortie de l'école », conclue Christian Lerminiaux, président de la Conférence des directeurs d'écoles françaises d'ingénieurs (CDEFI). La blouse blanche de laborantin, plus volontairement troquée aujourd’hui contre le costume-cravate, a encore un bel avenir.


7 Avril 2014