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« Le seul risque que tu prends, c’est que cela fonctionne ! » : Interview d’Edouard Dumortier, co-fondateur d’AlloVoisins, qui souhaite libérer les initiatives chez les jeunes





Alors que l’entrepreneuriat s’est démocratisé ces dernières années, nous en discutons avec Edouard Dumortier, co-fondateur d’AlloVoisins, qui a fait la proposition audacieuse d’attribuer un numéro SIRET automatique à chaque jeune lors du passage à la majorité.



Pourquoi souhaitez-vous attribuer un numéro Siret automatique à 18 ans ? Tout le monde a donc pour destin d’être entrepreneur ?

Tout le monde n’a évidemment pas vocation à être entrepreneur. Mais pour exprimer le fond      de ma pensée, je pense que nous sommes dans un monde, dans une époque où le monde du travail est en profonde mutation. Aujourd’hui, le CDI n’est plus la panacée. Ce n’est plus la vérité universelle attendue aussi bien par les entreprises que par les salariés.

D’une part, les entreprises n’ont, de plus en plus, recours au CDI que pour les postes à dimension stratégique. On ne parle pas uniquement des postes de dirigeants ou de cadres supérieurs, mais des postes qui sont considérés comme indispensables, comme par exemple les développeurs informatiques pour une entreprise du numérique. Dans les fonctions moins « clef », l’entreprise a tendance à chercher plus de flexibilité, en ayant recours au CDD, à l’intérim, aux freelances, etc… Les entreprises cherchent cette flexibilité pour pouvoir s’adapter et réduire la voilure plus facilement au cas où le marché ou la conjoncture se retourne.

D’autre part, vous avez des populations qui ne cherchent plus nécessairement le CDI, par exemple chez les jeunes. Ils vont voir le CDI comme le fil à la patte, demandant une forme d’engagement, alors qu’ils sont épris de liberté. De plus, la question du « sens » est de plus en plus prégnante : pourquoi est-ce que je travaille ? De plus en plus de gens veulent se mettre à leur compte, pour avoir un meilleur contrôle sur leur vie professionnelle.

Cette tendance de fond, des deux côtés, me semble inéluctable et demande de s’adapter. Or je pense que nous avons un dispositif en France, celui des auto-entrepreneurs, qui est excellent car il permet à tous de tester la notion d’entrepreneuriat sans prendre de risque. Le formalisme administratif du statut est de plus très réduit. C’est pourquoi je propose d’aller encore plus loin, en donnant accès à ce dispositif à tous les jeunes, en attribuant automatiquement un numéro de Siret à 18 ans !

Cela leur permettra de goûter à l’entrepreneuriat. Par exemple, un étudiant en informatique pourra se mettre à faire des sites web le week-end, de la maintenance ou encore des applications mobiles, pour voir si la situation et le travail lui conviennent. Un jeune en apprentissage en jardinage pourra également, le week-end et les fins de journées, pratiquer tout en étant rémunéré, et voir si être à son compte et gérer ses factures, c’est fait pour lui.

Donc tous les jeunes ne sont bien sûr pas faits pour être entrepreneurs mais en faisant cela, on peut libérer des initiatives et des vocations qui n’auraient peut-être jamais vu le jour, et désinhiber ces jeunes en disant : « essaie, tu n’as rien à perdre, le seul risque que tu prends, c’est que cela fonctionne ». Certains d’entre eux vont transformer l’essai et, in fine, créer des structures qui seront les entreprises du tissu économique de demain.

Télétravail, coworking, … les conditions de travail ont largement évolué ces dernières années, notamment avec la crise du Covid-19. Comment analysez-vous son évolution et comment voyez-vous le travail évoluer dans les prochaines années ?

Je pense qu’aujourd’hui nous sommes au milieu du gué. Nous sommes passés du 100% présentiel au 100% télétravail, d’un extrême à un autre. Or je pense que la bonne formule se situera entre les deux car le 100% présentiel est terminé pour les métiers où il est possible de télétravailler.

Pour autant, le 100% télétravail n’a pas vraiment d’avenir non plus : il a été imposé à nous pendant la période de pandémie. Les entreprises y voient à court terme une manière de faire des économies (moins de loyer à payer), mais on risque d’assister à un phénomène « d’acculturation », de perte d’identité dans les entreprises, ainsi qu’un manque de sentiment d’appartenance des collaborateurs.

Est-ce qu’une partie de vos utilisateurs sur AlloVoisins est devenue entrepreneur elle-même en développant son activité ?

C’est effectivement un phénomène que l’on constate. Nous avons une position d’observateurs privilégiés, car avec 4 millions de membres à travers toute la France, nous voyons de plus en plus de gens qui se mettent à proposer leurs services sous ce statut, après avoir testé la marketplace AlloVoisins. La reconnaissance de leurs aptitudes et le complément de revenus les intéressent d’abord, puis après avoir testé sur notre plateforme, ils se disent : pourquoi est-ce je ne me mettrais pas à mon compte ? Ils transforment l’essai en passant d’amateurs à professionnels.

C’est quoi être entrepreneur en 2022 ? 

C’est d’abord prendre des risques. Un entrepreneur n’est pas meilleur ni moins bon qu’un salarié, il est juste différent. Il a envie de créer, dans un monde en profonde mutation. Il faut avoir envie de participer à la création du monde de demain. Je pense que c’est également participer aux changements économiques et sociétaux auxquels on est confronté aujourd’hui, notamment le défi climatique. C’est réfléchir à un modèle qui peut avoir un sens sur le plan environnemental et social.

De fait, comme pour les citoyens, ce sont des droits et des devoirs. Les devoirs, c’est toujours avoir en tête les aspects sociétaux et environnementaux de ce que l’on fait, dans la création et dans le pilotage de son entreprise. Les devoirs, c’est aussi garder en tête la chance que nous avons d’évoluer dans un pays comme la France, où on a énormément d’avantages. Regardez comme l’Etat nous a protégés durant la période COVID, via le chômage partiel et tous les dispositifs d’aide. Il faut donc être redevable de tout cela.

Mais c’est aussi avoir des droits : les entrepreneurs sont toujours une population stigmatisée aujourd’hui. Nous n’avons pas les mêmes droits sociaux que les salariés, en matière de chômage, de retraite, de protection sociale. C’est injuste, car les entrepreneurs sont là pour créer de la richesse : augmenter PIB, créer des emplois, payer des impôts, etc…

Quel lien faites-vous entre entrepreneuriat et économie collaborative ?

L’économie collaborative, ce sont d’abord des gens qui consomment différemment via des alternatives aux formes plus courantes. Donc, le lien est simple : les gens veulent arrondir leurs fins de mois en proposant leurs services sur AlloVoisins par exemple, puis commencent à faire de l’argent et deviennent micro-entrepreneurs, puis entrepreneurs.

Notre boulot dans l’économie collaborative, c’est de favoriser l’essor de ces usages-là. L’économie collaborative, c’est une économie qui n’est plus basée sur la propriété mais sur l’usage ponctuel d’un bien ou d’un service. Dans beaucoup d’activités, la bascule est déjà faite : pensez à l’industrie musicale par exemple, avec Deezer et Spotify. Personne ne peut faire fi aujourd’hui du fait que l’usage est en train de remplacer la propriété.

En quoi l’économie collaborative peut-elle être vectrice de pouvoir d’achat ? On parle de plus en plus du pouvoir d’achat dans la campagne, mais pas de la structure même de l’emploi, comme si la rémunération était toujours le seul indicateur pertinent, tandis que les conditions de travail sont oubliées.

La question du pouvoir d’achat est prégnante dans le sens où les ménages ont de plus en plus de dépenses contraintes (ou qui deviennent contraintes), qui n’existaient pas il y a quelques années : abonnement téléphone portable, abonnements aux plateformes de streaming…

Vous allez me dire que l’on peut s’en passer en théorie, mais en pratique, c’est une autre paire de manches. Par ailleurs, vous avez une fiscalité qui est toujours aussi importante. Nous sommes en plus confrontés à des problématiques d’inflation : on le voit aujourd’hui sur l’énergie. On n’en parle pas correctement pour l’instant dans la campagne présidentielle. On lie le pouvoir d’achat exclusivement à la notion de salariat et c’est une grossière erreur.

C’est une erreur car on voit bien comment, année après année, la question du salariat à elle seule n’a jamais pu régler la question du pouvoir d’achat. La question du pouvoir d’achat se règle par le travail, mais aussi par tous ces modes de consommation alternatifs qui permettent de consommer mieux et moins cher. Vous pouvez vous mettre à vendre des affaires d’occasion sur internet, faire du covoiturage, louer du matériel au lieu de l’acheter… L’économie collaborative est donc une réponse ultra concrète et opérationnelle aux problématiques de pouvoir d’achat.

Le président du MEDEF Geoffroy Roux de Bézieux a dit récemment qu’il déplorait le fait que l’économie n’était pas au centre de la campagne, vous partagez ce constat ? comment faire pour que les candidats en parlent plus ?

C’est on ne peut plus vrai, l’économie n’est malheureusement pas au centre de la campagne. Aujourd’hui les entreprises sont le poumon de l’économie : personne ne peut contredire ça. Lorsque je dis entreprise attention, en France on a souvent tendance à penser aux grandes boites du CAC 40 autour de l’arche de la Défense mais l’essentiel est ailleurs : dans les TPE/PME des 36 000 communes françaises.

De l’auto-entrepreneur à l’entreprise qui a des dizaines de milliers de salariés, elles ne font pas que produire de la richesse, elles créent de la valeur en innovant, en créant des produits et des services. L’entreprise crée des emplois et paie des impôts. On est dans une campagne qui cherche la polémique et le sensationnel, ce n’est pas nouveau mais cela nous fait passer à côté de l’essentiel.

En période électorale, il faut se recentrer sur l’essentiel : que chaque Français puisse travailler, quelle que soit la forme du travail, prendre soin du pouvoir d’achat des ménages, c’est essentiel quelle qu’en soit la forme. On est dans un monde en profonde mutation. Or, les politiques de tous bords ont tendance à vouloir réguler le monde d’aujourd’hui avec les règles d’hier.

Avoir du courage, c’est aussi voir le monde tel qu’il est en train de devenir, et réguler le monde de demain avec des règles qui seront celles de demain, donc qui n’existent pas aujourd’hui.


8 Mars 2022