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Filippo CIARLETTI « Je pratique le Conseil en Stratégie comme un architecte de la Renaissance »







Filippo Ciarletti, italien élevé en Suisse et en France ; études supérieures à Centrale Paris, au MIT et, enfin, à l’INSEAD. Êtes-vous un "citoyen du monde" ?

Si par "citoyen du monde" vous entendez "capable de s’enrichir des différences justement parce que solidement enraciné" alors je revendique cette appellation. C’est précisément ce besoin d’enracinement comme condition d’ouverture aux autres que m’ont enseigné mes années de formation et les opportunités de travailler en immersion totale dans des pays aussi différents que le Japon, la Malaisie, la Russie ou l’Afrique du Sud, sans compter les principaux pays d’Europe et les USA "coast-to-coast".

Si, en revanche, vous attribuez à l’expression "citoyen du monde", son sens usuel d’appartenance à une pseudo-élite aussi insipide que donneuse de leçons, alors, le passionné d’Histoire, fier de son appartenance à la civilisation européenne et de son passeport italien, l’amoureux de la France, ne peut que rejeter cette étiquette !

Pourriez-vous préciser votre pensée ?

Très volontiers. Mon rejet tient à l’idéologie qui sous-tend l’expression "citoyen du monde". Dérivée du cosmopolitisme de Diogène de Sinope (vers 400 av J-C, le monsieur à la barrique), opportunément simplifiée et déformée, elle est devenue dominante en Europe de l'Ouest. Sensée libérer et unir les hommes, la version moderne de cette idéologie aboutit dans les faits à moins de liberté et à diviser la société; alors qu’elle se présente comme moralement supérieure et progressiste, elle est profondément hypocrite, liberticide et rétrograde.

Hypocrite, car bien que préconisant une tolérance absolue ("tout se vaut", "respect!"), elle ne cesse en pratique d’imposer des normes de comportement de plus en plus strictes et des limites à la liberté d’expression de plus en plus contraignantes. Une idéologie dangereuse car, comme toutes les utopies millénaristes (i.e. qui ont pour but de construire un monde parfait hic et nunc), elle fait fi de la nature humaine. Or, l’homme est un animal social. Enlevez-lui ses appartenances fondamentales que sont sa civilisation et sa nation, et il ne lui restera plus qu’à revenir à la tribu. Tribus d’un genre nouveau d’ailleurs, culturellement bien plus pauvres que les anciennes, car définies par des critères simplistes comme l’orientation sexuelle, la couleur de peau ou même le genre. Je pense que de telles caractéristiques devraient rester secondaires dans une société civilisée. (Michel Ange ne se définissait pas comme homosexuel mais comme un homme de le Renaissance, éventuellement comme un artiste/artisan). Malheureusement, un vivre-ensemble harmonieux (pour utiliser une expression à la mode) s’accommode très mal de la fragmentation tribale qui, de plus, rend la société particulièrement vulnérable à ceux de ses ennemis qui ne seraient pas aussi "avancés" en tribalisme.

Est-ce avec cet anticonformisme et cette volonté d’aller au fond des choses que vous exercez votre métier de consultant en stratégie en tant qu’Excecutive Vice President chez Mars&Co ?

Lorsque vous dites anti-conformiste, je réponds bon sens et respect du réel. Cela peut paraître paradoxal, mais c'est bien en exerçant son bon sens et en respectant les faits que l'on a une chance de penser librement, de façon anti-conformiste si vous préférez.
Lorsque vous dites aller au fond des choses, je réponds passion du travail bien fait. A mon avis, un bon consultant en stratégie ne peut qu’adopter une telle attitude. C’est en quelque sorte une condition nécessaire de réussite. Ces caractéristiques (respect des faits et analyses exhaustives, alliés à la capacité à en tirer des lois pour prévoir et orienter l’avenir)sont celles de l’esprit scientifique dans lequel j’ai baigné pendant mes années de formation.J’ajouterai aussi que cette approche du métier est au cœur de la raison d’être de Mars&Co.

L'esprit scientifique comme condition nécessaire donc… Deux autres qualités sont néanmoins nécessaires pour réussir pleinement dans le conseil en stratégie. Ce sont la créativité et l'empathie. Créativité pour avoir un coup d'avance sur la concurrence, pour trouver la solution adaptée au contexte et aux contraintes spécifiques du client. Empathie: d'une part pour intégrer pleinement le trésor d'expériences et de savoir-faire présents chez le client; et d'autre part pour assurer le soutien nécessaire aux changements parfois profonds que nécessite le succès de la stratégie proposée. Notons au passage que lorsque l'on travaille pour un seul client dans un secteur donné (ce qui est le cas chez Mars&Co), on ne peut se limiter à adapter aux uns ce qui a fonctionné chez les autres. Il faut savoir gérer des relations personnelles sur le long terme, et apporter le petit plus qui fait la différence, comme l'approche du Cercle Vertueux Stratégique, que j'ai mise au point au cours des années et qui est utilisée par un leader mondial pour sa gestion interne, avec des "Virtuous Circle Awards" distribuées chaque année aux managers les plus méritants.

Cette proximité sur la durée vous permet-elle d'identifier les défis auxquels doivent faire face les dirigeants que vous conseillez ?

J’en vois principalement trois. Il s’agit :
  • du défi technique ; qui recouvre la vision stratégique et ses fondements analytiques ;
  • du défi décisionnel ; qui concerne les décisions à prendre et leur timing ;
  • et du défi d’entrainement ; qui consiste à obtenir le soutien actif et l’engagement des parties prenantes.
Humble serviteur, le consultant doit avoir en permanence à l’esprit ce qu’il peut apporter à son client sur chacun de ces trois plans.

Comment évoluent ces défis et, donc, votre contribution ?

Je vois deux tendances lourdes: la complexité croissante des problèmes et des contextes dans lesquels ils s’inscrivent et l’interdépendance accrue entre les trois défis.

Ainsi, les défis de type technique voient la dimension digitale et les ruptures qu’elle entraine enrichir et orienter les thèmes classiques que sont les écarts de compétitivité, les gains de productivité ou la croissance et ses moteurs. Le défi décisionnel quant à lui, subit une dérive de type "schizophrène", mêlant la nécessité de prendre des décisions de plus en plus rapidement tout en sachant qu’elles auront des conséquences de plus en plus importantes à moyen et long terme. Enfin l’exercice d’un leadership efficace (autre nom du défi d’entrainement) ne peut se contenter de l’adhésion du C.A. et de celle du premier cercle de collaborateurs, mais exige le soutien actif de toutes les forces vives de l’entreprise, sans parler des parties prenantes externes (responsabilité sociétale).

S’ajoute à cette complexité croissante l’autre évolution majeure qui a trait à l’interdépendance des trois défis. S’il est évident qu'ils sont étroitement liés puisqu’ils structurent l’action du dirigeant, le consultant pouvait se permettre de limiter son assistance au premier d’entre eux, le reste coulant de source (les décisions et leur timing) ou pouvant faire l’objet de travaux, fort lucratifs au demeurant, effectués avec une autre casquette (celle du "change management") et, surtout, sans que ces travaux aient été précédés par une réflexion stratégique de fond. En les complexifiant et en bouleversant les constantes de temps qui sont propres à chacun des défis, les transformations en cours, aussi bien technologiques que culturelles, ne permettent plus le luxe de la spécialisation et du séquençage. Il faut donc inventer de nouvelles formes d’interventions, servies par de nouvelles approches.

Vous affirmez "vouloir pratiquer le conseil en stratégie comme un architecte de la Renaissance". Cela a-t-il un rapport avec cette nouvelle approche dont vous venez d’expliquer la nécessité ?

Être capable d’apporter de la valeur ajoutée sur les trois défis en même temps signifie très concrètement de pouvoir contribuer à :
  • créer des avantages concurrentiels durables;
  • construire une vision du futur qui permette de fixer un cap à la fois ambitieux et réaliste;
  • fournir la boussole pour aider à prendre les bonnes décisions au bon moment;
  • donner du sens aux actions et aux contributions de chacun
Tout en satisfaisant (voire en anticipant) les attentes des parties prenantes extérieures à l’entreprise.
Pour cela, le consultant en stratégie devra de plus en plus allier rigueur, créativité et empathie.
En d’autres termes, ce seront les trois dimensions scientifique, artistique et humaine qui seront nécessaires. Il se trouve que ce sont ces dimensions qui sont réunies chez l’architecte de la Renaissance, d’où mon expression. Ainsi lorsque Brunelleschi projette tout en la réalisant, la coupole de la cathédrale de Florence vers 1420, il est le premier à utiliser explicitement les mathématiques pour sa conception et il fait franchir une étape qualitative au métier de maître d’œuvre, non seulement en coordonnant des dizaines de corps de métier différents, mais en faisant en sorte qu’eux-mêmes fassent preuve d’inventivité et d’audace.

Quel conseil donneriez-vous aux dirigeants qui vous lisent aujourd’hui ?

C’est simple : engagez-moi !
Plus sérieusement : je leur dirais : votre métier n’a jamais été aussi exaltant, ni aussi exigeant et complexe. Dans ces conditions, en plus du choix du bon consultant car une fenêtre sur l'extérieur, un "family outsider" qui aide à objectiver les choses est plus que jamais indispensable,ne vous entourez pas de courtisans mais privilégiez les gens compétents respectés par leurs troupes et à la personnalité affirmée ! Ne sacrifiez pas au-delà du nécessaire à la doxa dominante (on pense ici à la dictature du cours de bourse par exemple et à l'influence souvent excessive qu'ont les analystes financiers); Donnez du sens à votre action, partagez votre vision ainsi que les résultats obtenus.

Un brin provocateur, j'ajouterais : pratiquez avec vos collaborateurs les plus proches le centralisme démocratique. Tous disent ce qu'ils pensent de façon très libre, mais une fois que la décision est prise, tous la soutiennent et la mettent en œuvre.
Tout cela est assez évident et les manuels de management le répètent à l’envi. Ce qui est difficile, c’est de le pratiquer dans la vie réelle


30 Avril 2019