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Faire bouger les lignes: des convictions à l'engagement





De l'indignation à la résignation, il n'y a parfois qu'un pas. De la volonté à l'action, le cheminement est souvent bien plus long. D'ou proviennent les convictions d'un homme, et comment expliquent-elles son engagement? Implications de fond pour managers en phase avec l'air du temps.



Faire bouger les lignes: des convictions à l'engagement
La popularité rencontrée par l'activisme pacifique du Mouvement des Indignés, depuis l'Europe jusqu'à Wall Street, marque un refus collectif du fatalisme. Et que l'on approuve ou non ses revendications, on ne peut que s'incliner devant son engagement et sa spontanéité. Mais l'engagement n'est pas l'apanage des contestataires. Celui de dirigeants économiques, certes encore singulier dans l'univers des grands patrons, nous montre qu'il est aussi possible de faire bouger les lignes capitalistes en douceur, depuis l'intérieur. Iconoclastes pour quelques-uns, exemplaires pour beaucoup d'autres, qui sont ces patrons atypiques? Portrait de trois personnages singuliers déstabilisant notre idée de l'establishment.

(i) De la foi à l'engagement moral

Affichant une soixantaine fringante, Lord Stephen Green est un banquier peu conventionnel. L'ancien patron du groupe HSBC s'est illustré en 2010 avec la publication de son ouvrage, Good Value: Reflections on Money, Morality and an Uncertain World; on y découvre alors que ce diacre de l'église anglicane place la religion au coeur de son processus de décision. Les faits laissent peu de place au doute: si HSBC, au plus dur de la crise, n'a pas fait appel aux deniers publics et s'enorgueillit même d'avoir doublé ses bénéfices en 2010, c'est parce que la banque fut pilotée en pleine tempête sous l'égide d'un bon père de famille. Stephen Green a donc toute légitimité à donner la leçon: le trublion de la City ne cesse de plaider en faveur d'une moralisation de ses confrères, et d'une refonte éthique des métiers de la finance. Lui qui a pourtant pris la barre de HSBC à l'aube d'un cataclysme financier n'en manifeste pas moins un incroyable détachement: "Nous pourrons éviter le péril faustien en prenant certains principes pour guides : l’intégrité, la prise en considération des autres, l’ambition qui n’est pas incompatible avec l’épanouissement personnel". A l'encontre du consensus idéologique en vogue dans le grand patronat, il se plaît même à citer Saint Paul, Confucius ou Karl Marx... Quitte à bousculer la bienséance en allant jusqu'à citer Brecht à tours de bras: "Est-il plus grave de voler une banque ou de fonder une banque?", s'amuse-t-il. Avant de reprendre plus sérieusement: "Nous avons eu le sentiment que la liquidité était sans limite. Il faut revenir à des principes de base du métier bancaire : prendre des dépôts avant de faire des prêts, avoir une proportion raisonnable entre les réserves et les crédits!"

Lord Stephen Green, on l'a compris, est tourné vers son prochain. Sa réputation d'homme sage, combinée à son attitude de force tranquille pendant la crise, lui vaudront d'être nommé secrétaire d'Etat au commerce (bénévole!) du gouvernement Cameron en 2010. Le point d'orgue d'une carrière pour celui qui pense la mondialisation avec flegme et lucidité: elle incarne à son sens "une tendance très profonde de la nature humaine qui s’accélère maintenant et qu’il est impossible de freiner". Libre à l'homme d'en faire un puissant moteur pour extirper son prochain de la pauvreté, ou de lui laisser la latitude de devenir un "dangereux polluant moral"! La vie de Stephen Green, au fond, est d'abord l'histoire d'un homme qui a toujours refusé de compartimenter sa vie de grand argentier et sa morale.

(ii) Du vécu personnel à l'engagement collectif

Nicolas Dmitrieff incarne une génération de dirigeants qui rompt parfois avec les codes établis. Peu enclin à fouler le tapis rouge, il fait partie de ces grands patrons très discrets, pour lesquels le statut n'est pas le reflet nombriliste d'une réussite, mais plutôt une marge de manoeuvre permettant de donner vie à ses aspirations. Car le jeune président du groupe CNIM est un fervent défenseur de l'industrie nationale et ne cesse de rappeler son engagement en faveur de l'emploi. "Vouloir préserver l'emploi industriel français n'est pas une forme de repli passéiste, c'est une question de bon sens. Les travailleurs français perpétuent un savoir-faire qui pendant des siècles a bâti notre rayonnement", explique Nicolas Dmitrieff. Avant d'ajouter: "A l'international, la France ne se bat plus en brandissant l'arme de la compétitivité-prix. Son avantage concurrentiel, c'est l'attitude de ses hommes à l'égard du travail, facteur endogène de notre compétitivité, et d'où jaillit la créativité française. Il n’est pas aisé de trouver ailleurs une telle application à la tâche, et l'amour du travail bien fait." Cette approche de la valeur humaine du travail, propre à Nicolas Dmitrieff, n'est pas anodine: elle nous rappelle que face au déferlement de déconvenues conjoncturelles, notre économie garde toutes les raisons de rester tournée vers l'avenir.

Mais peut-être l'engagement de Nicolas Dmitrieff puise-t-il sa solidité dans deux explications qui font de lui un dirigeant "patriote". En premier lieu, il tire de son expérience du terrain un profond respect de l’homme en tant que tel quelque soit son niveau hiérarchique ou social. Jeune, il débutait sa carrière en travaillant sur les chantiers. "C'est sur le terrain, dans des parfois conditions difficiles, que les dynamiques de groupe donnent le meilleur d'elles-mêmes. On y découvre la vraie valeur de l'homme. Je conserve de cette époque le souvenir d'une aventure humaine telle qu'on en vit rarement derrière un bureau ou dans un salon feutré", se souvient-t-il. Deuxième raison probable: Nicolas Dmitrieff entend bien se montrer digne de l'héritage industriel dont il a repris les rênes en 2009. Repris en 1966 par son grand-père, le groupe est le fruit d'une histoire qui remonte à 1856, lorsque CNIM était encore la Société des Forges et Chantiers de la Méditerranée. S'ensuivit la genèse passionnante d'une entreprise qui, pendant plus d'un siècle et demi, fera de la main de l'homme et de l'innovation ses principaux atouts. Une succession de repositionnements stratégiques, et d'acquisitions de nouveaux savoir-faire aboutiront à propulser le groupe CNIM en tête des industries européennes les plus innovantes. Nicolas Dmitrieff en explique le sens en ces termes: "notre métier, c'est d'appréhender la complexité des enjeux technologiques de demain; ensuite, de les mettre en oeuvre, et ce par n'importe quel moyen. CNIM est un groupe qui investit lourdement dans ses actifs humains et matériels pour que l’innovation reste le moteur de sa croissance". L'histoire de CNIM est le récit d'une entreprise qui réalise désormais, sous l'égide - quelque part clairvoyante - de Nicolas Dmitrieff, des projets structurants dans les hautes technologies vertes ou énergétiques. Et qui revendique avec une fierté rafraîchissante la contribution du savoir-faire français à la mise en oeuvre du développement durable.

(iii) De l'utopie à l'engagement politique

Le Wall Street Journal l'a qualifié de "milliardaire SDF". Réputé modeste, parfois sulfureux, cet homme de 49 ans qui pèse 2,2 milliards de dollars selon Forbes n'en est pas moins déroutant: la légende veut que Nicolas Berggruen vit in the air¸ naviguant d'hôtel en hôtel avec pour seul bagage un simple sac en papier. L'homme d'affaires est riche, mais détaché: "Heureusement, en tant qu'homme, j'ai besoin de peu. Je possède très peu de choses (...).Ce que l'on possède n'est que temporaire puisque nous ne sommes là que pour une petite période. C'est ce que nous faisons et produisons, ce sont nos actions qui perdurent" . Et on le connaît à peine. On sait de lui qu'il a suivi une partie de sa scolarité à Paris et en Suisse, avant de s'exiler à New York à 17 ans. A cet âge, il emprunte 2000 dollars et les investit en bourse. Berggruen a le vent dans le dos: il réinvestit ses modestes capitaux dans des immeubles délabrés, les revend, et se lance dans le rachat de sociétés chétives. En 1988, il fonde Alpha Investment Management, une société de gestion qu'il finit par revendre en 2004 à la banque brésilienne Safra. Il aurait pu s'arrêter là. Mais insatiable d'action, il créé une holding qui ratisse large: de la promotion immobilière jusqu'au rachat de rizières en passant par l'acquisition de marques comme Lee Cooper... Pour aboutir en 2009 à la prise de contrôle de Prisa (éditeur du quotidien espagnol El Païs) et de Karstadt (l'équivalent allemand des Galeries Lafayette). Un appétit qui lui valut le sobriquet de "financier vautour" de la part de Forbes.

Mais c'est méconnaître l'homme et ses motivations profondes. Nicolas Berggruen, jeune, était "rebelle, très, très à gauche". A tel point qu'il refusa initialement d'apprendre l'anglais, "la langue de l'impérialisme"! L'homme au tempérament de jeune loup n'en a, en fait, pas les intentions. Adepte de Sartre, de Camus, il se préfère mécène, philosophe et philanthrope, et s'en donne ainsi les moyens. Il s'engage aussi en faveur de l'Europe, plaidant pour un fonds de secours renforcé et davantage de fédéralisme. L'engagement politique chez Berggruen est un vieux compagnon: l'homme admet avoir, à 15 ans à peine, "rédigé une constitution utopique". Des prémices auxquelles il a donné vie en fondant le Nicolas Berggruen Institute, qui rassemble quelques sommités de tous horizons et de tous bords: Nobels, anciens chefs de gouvernement, ou grands patrons. Son ambition: proposer des "changements majeurs et structurels" en vue de "réformer la gouvernance du monde]i". Sacré chantier...

La conviction n'est pas une fin en soi: elle reste le meilleur moyen d'agir avec détermination, de toucher du bout du doigt l'exception à la règle qu'on entend défier. A quoi bon agir? "Chaque geste entraîne après soi une responsabilité éternelle. Autant qu'il y a des gestes omis qui condamneront", écrivait Gérard Martin. Dirigeants, managers, n'omettez pas d'agir, donc, si l'engagement en faveur d'une cause vous paraît justifié. "L'entreprise humaine", c'est pourtant simple: cela veut dire injecter un peu de savoir-vivre dans l'économie. Juste faire "des choses bien".

S.P.


16 Janvier 2012