Entretien avec Eric Jacquemet




Ancien président-directeur général de TNT Express France, Éric Jacquemet est une figure atypique du monde entrepreneurial français. Chef d’entreprise autodidacte aujourd’hui à la tête des laboratoires Sarbec, il publie en 2011 L’homme au cœur de l’entreprise (1). Éric Jacquemet considère plus que jamais que la valeur des hommes qui font les entreprises, et la place qu’ils y occupent, sont des enjeux managériaux cruciaux.



Entreprise & Décideur : Vous avez réalisé un remarquable parcours professionnel. Quel est le fil conducteur de votre carrière?
 
Eric Jacquemet: En tant que commercial puis plus tard comme cadre et dirigeant, j’ai toujours constaté que ma réussite dépendait de la satisfaction des clients mais aussi de la motivation et du dynamisme des équipes à leur service. Il appartient d’ailleurs au manager de savoir créer un cercle vertueux entre les deux. Je dirais donc que le fil conducteur de ma carrière c’est le facteur humain ; soit une attention particulière portée à la qualité des relations entre les collaborateurs entre eux mais aussi avec leurs clients qui sont la raison d’être d’une entreprise.
 
Pourquoi avez-vous entrepris d’écrire ce témoignage à la fois distancié de la fonction de dirigeant, et ancré dans la réalité humaine de l'entreprise ?
 
Ce livre est avant tout l’expression d’un besoin personnel : il est difficile de prendre le temps de penser à ce qui vous anime et vous caractérise en tant que professionnel. J’ai donc voulu écrire pour effectuer cette prise de recul par rapport à mon travail et aux fonctions que j’ai pu occuper et en tirer un enseignement. D’une certaine façon, ce livre participe de ma propre recherche de sens avant d’être destiné au public.
 
Est-il possible de concilier le pragmatisme caractéristique de l’entreprise et le respect des individus en situation de crise par exemple ?
 
Concilier les objectifs propres à l’entreprise et le respect des hommes qui la composent est un vrai défi mais ces deux considérations ne sont pas en opposition. Dans certains cas extrême comme lors d’épisodes de licenciement, l’entreprise fait le choix de sacrifier certains postes. Mais rien n’empêche que l’on traite les salariés licenciés avec respect. Cela requiert toutefois un effort préalable qui s’inscrit dans la durée : il faut savoir prendre le temps de communiquer régulièrement avec ses collaborateurs, d’expliquer, de justifier aussi lorsque c’est nécessaire. Rien n’est jamais simple en situation de tension. Le capital de confiance est alors mis à rude épreuve mais il appartient aux dirigeants de savoir le constituer lorsque les affaires suivent un cours normal.
 
On comprend à la lecture de votre livre que les entreprises endossent de plus en plus un rôle et des responsabilités civiques, presque politiques. Prônez-vous en conséquence un contrôle démocratique des entreprises? Ou celles-ci doivent-elles s'autoréguler davantage ?
 
Une entreprise n’a pas à s’engager politiquement, son rôle est d’être dans l’action. Les entreprises ont indéniablement des responsabilités sociales. Qu’elles les prennent et ne les prennent pas relève en revanche de leur propre choix. Je pense personnellement qu’il est souhaitable que l’entreprise s’implique dans la vie de son environnement local ; le chef d’entreprise est d’ailleurs en pleine possession des moyens de le faire. Mais l’entreprise doit s’attaquer à des chantiers qui sont à sa portée sans quoi elle prend le risque de se disperser : une PME ne peut pas financer sa propre fondation contre la faim dans le monde. L’entreprise doit donc s’impliquer mais elle doit le faire de façon mesurée ; son objet social n’est pas celui d’une ONG.
 
Pensez-vous donc que les entreprises font preuve d’un degré de responsabilité sociétale différent en fonction de leur taille ?
 
Je pense en effet qu’il existe un écart de comportement indéniable entre les PME et certaines grandes entreprises. Les PME s’impliquent systématiquement dans leur communauté et de façon très concrète : elles fournissent les maillots du club de foot de leur commune, elles interviennent auprès des mairies. Elles disposent de moins de ressource pour mener des actions de responsabilité sociétale et elles n’en parlent finalement qu’assez peu. Les entreprises plus grandes et notamment les groupes cotés en bourse s’impliquent fréquemment dans des projets d’envergure et pour des causes mondiales. Ce sont des actions ambitieuses mais les entreprises qui les initient ressentent aussi beaucoup plus le besoin de communiquer à leur sujet pour pouvoir s’en prévaloir. C’est en ce sens que je trouve que leurs actes perdent quelque peu de leur superbe.
 
Surmonte-t-on la perte de sens de la même façon selon que l’on est cadre ou dirigeant ?
 
Personne ne supporte la perte de sens. De manière générale, la motivation des collaborateurs puis leurs performances chutent s’ils n’ont plus d’orientation à partir desquelles travailler. Si les dirigeants sont eux-mêmes affectés par la perte de sens et d’objectifs, les répercussions sur l’ensemble de l’entreprise se font immédiatement sentir selon les mêmes modalités.
Quand la perte de sens intervient au plus haut niveau et se généralise dans l’entreprise, les meilleurs ont aussi tendance à quitter le navire. Le phénomène est peut-être moins débattu mais c’est une réalité : les plus qualifiés, les plus mobiles, les plus expérimentés, en somme les plus attractifs sur le marché du travail se décident bien souvent à partir tenter leur chance ailleurs. C’est une perte de ressources précieuses pour l’entreprise.
 
Les qualités émotionnelles sont-elles amenées à supplanter l’intellect dans la liste des prérequis du manager ? 
 
Je porte beaucoup d’attention aux qualités émotionnelles et je regrette qu’elles ne soient pas suffisamment développées durant la scolarité. Car un très bon QI ne fait pas un bon manager. À mon sens, un arbitrage est nécessaire afin de dégager un équilibre entre le QI et les qualités émotionnelles. Pour mieux le comprendre, on pourrait comparer le cerveau d’un manager à un puissant ordinateur : doté d’un disque dur surpuissant mais qui ne sert à rien s’il n’est pas associé à un logiciel fonctionnel. De la même façon mon expérience m’amène à conclure que pour un manager, le logiciel est plus important que le disque dur.
 
Quelles applications trouvez-vous aux outils chiffrés de mesure de la performance ?
 
Les outils chiffrés permettent de représenter le fonctionnement de l’entreprise. On ne dirige pas une entreprise sans en connaître le chiffre d’affaire et sa croissance dans la durée par exemple. Comme sur le tableau de bord d’une voiture, ils indiquent le régime auquel tourne l’entreprise, sa vitesse d’évolution et sont indispensables. Je suis très critique à l’égard des outils chiffrés mais je ne nie pas leur utilité.
 
Je suis plus circonspect quand il s’agit de les utiliser pour stimuler l’engagement et l’implication des collaborateurs sur des problèmes sociétaux. Par exemple, essayer de quantifier la production de déchet pour les réduire est une bonne idée en soi. Mais en arriver à une situation où une partie de la rémunération des collaborateurs est indexée sur leur capacité à économiser le papier et à s’imposer un rationnement de fait est en revanche regrettable. C’est un vecteur de stress qui ne connaît pas de limites. Cela ne signifie pas que l’entreprise ne doit pas se préoccuper de sa production de déchet mais je souhaite pour ma part qu’elle le fasse différemment. Dans un sens, l’appréhension de problèmes sociétaux par des moyens chiffrés témoigne d’une ouverture tout à fait positive des entreprises sur leur environnement. Mais cette prise de conscience est encore maturation et elle a tout à y gagner.
 
En quoi les sciences humaines peuvent-elles contribuer au dépassement d’une vision mécaniste de l’entreprise ainsi qu’à façonner une meilleure science de gestion ?
 
À mon sens, l’apport des sciences humaines à la science de gestion se matérialise très concrètement en termes de savoir-être et de qualité de la relation avec autrui. Tels qu’ils sont formés, les managers d’aujourd’hui sont avant tout des scientifiques pétris de finance, de marketing et de comptabilité. Je pense qu’une évolution des enseignements serait profitable si elle permettait de trouver le juste équilibre entre l’apprentissage des connaissances techniques et des savoir-être indispensables à la pratique du métier humain qu’est le management. Non pas que les formations d’aujourd’hui ignorent la dimension humaine de ce travail, mais cette dernière y occupe une place insuffisante de mon point de vue.
 
Vous avez pris la tête des Laboratoire Sarbec en janvier 2011. Comment transposez-vous votre posture managériale à une entreprise familiale comme Sarbec ? Rencontrez-vous les mêmes contraintes, et les mêmes opportunités ?
 
Le métier est différent, nous concevons, fabriquons et distribuons des cosmétiques et des parfums et réalisons près de 50% de notre chiffre d’affaires à l’export. Je suis très fier aujourd’hui de porter le savoir-faire français à l’international avec nos différentes marques telles que Corine de Farme, les parfums Jacomo ou nos licences Disney® et Évian® Brumisateurs®. Je partage cette fierté et une vision commune du management avec mes équipes chez Sarbec. Quant à savoir si ma présence ici modifiera en profondeur la façon de travailler des collaborateurs, il me semble qu’il serait prématuré d’en juger maintenant. Je sais que la gamme de cosmétique naturelle « Corine de Farme » enregistre depuis le début de l’année des performances de vente  remarquable en grande distribution et que les consommateurs découvrent la qualité de nos produits naturels à petits prix. Le soin que nous portons quotidiennement à la fabrication de nos produits sera nécessairement un facteur d’opportunités pour le développement de l’entreprise.

(1) JACQUEMET, Éric, L’homme au cœur de l’entreprise : le secret du succès, Ed. D’Organisations, 2011, 164 pp..


12 Avril 2012